148.
Depuis deux jours, Cassandre semble dormir. Elle n’a pratiquement pas touché à sa nourriture. Philippe Papadakis entre dans la pièce. Il prend son poignet et l’ausculte. Elle entrouvre à peine un œil.
— Votre pouls est faible, signale-t-il.
En provenance du haut-parleur du téléviseur, le commentateur débite à toute vitesse :
— … tième Course de l’Arc de Triomphe, avec comme favori Petit Matin Brumeux, le dernier pur-sang de l’émir du Qatar, un animal qui a coûté une fortune, pratiquement le PNB d’un petit pays d’Afrique…
— Je n’aime pas les chevaux, parvient-elle à articuler la bouche pâteuse.
Le directeur lui tend un verre d’eau qu’elle boit avec difficulté.
— Il y a un seuil à passer. Ensuite, ce qui vous semble repoussant bascule et devient attractif. Plus la répulsion est forte, plus l’attraction qui suivra sera importante.
Va-t’en.
— Il faut manger, dit-il en montrant son assiette restée intacte.
Je deviens pur esprit. Manger me fatigue et m’alourdit. J’ai le souvenir de ma capacité d’hibernation de renard, je sais mettre tout mon organisme au ralenti.
Le directeur de l’école prend l’air préoccupé.
— Serais-tu capable de te laisser mourir rien que pour ne pas m’obéir ? Tu sais, le jeûne est un plaisir masochiste, mais sans sucre ton cerveau ne peut plus fonctionner. Si tu continues, tu ne pourras même plus penser.
Cassandre tente alors de bondir sur lui mais elle est trop lente, inefficace. Elle essaie de le mordre. Il recule. Elle essaie de le griffer, il recule encore.
Elle se recouche. Il caresse ses longs cheveux noirs ondulés.
— Je vois avec plaisir qu’il te reste encore un peu d’énergie. Eh bien, je vais te laisser atteindre le point de basculement. Demain, peut-être, ton cerveau va se mettre à voir les résultats des courses avant qu’ils ne soient annoncés. Tu verras chaque cheval galoper dans les branchages de l’Arbre du Temps et tu verras lesquels arrivent en premier. Tu me le diras et tout ira bien.
Cassandre regarde sa montre et voit « 34 % ».
Un nombre bâtard, ce n’est pas mortel. Ni rassurant. C’est juste quelque chose qui ne va pas mais ce n’est pas grave. Cela doit être à cause de mon pouls qui est ralenti.
Cassandre essaie de sourire.
De tout temps on a demandé aux visionnaires de… voir des choses inintéressantes. On leur a demandé l’issue des guerres futures, on leur a demandé les amours à venir, on leur a demandé les tirages du Loto, on leur a demandé des diagnostics médicaux et lui il me demande…
Elle retient un petit rire, déglutit puis parvient à prononcer :
— … les résultats des courses hippiques. C’est… c’est juste… ridicule.
Elle se recouche et, les yeux fermés, déclare :
— Si vous saviez ce que j’ai pensé durant ces trois jours…
Elle s’arrête un instant puis reprend.
— … la seule information qui me manque pour que tout soit complet, c’est ce qu’ont fait mes parents à mon cerveau pour le rendre différent. C’est l’unique pièce du puzzle qui me manque. Ma vie de zéro à treize ans. Si vous voulez me le dire, cela m’intéresse… sinon…
Elle s’arrête en plein milieu de sa phrase et reste en suspens, puis ferme la bouche. Philippe Papadakis sort la télécommande.
— C’est bien ce que je craignais, le conditionnement n’est pas assez fort.
Le directeur de l’école augmente le son de la télévision jusqu’à ce que celui-ci devienne assourdissant. Elle grimace et se bouche les oreilles.
— Ainsi, cela devrait vous être plus facile de vous concentrer sur les courses de chevaux, articule-t-il simplement. Il y a un seuil de douleur à franchir et ensuite viendra le temps de l’acceptation. Vous verrez, les courses de chevaux c’est vraiment passionn…
Il ne finit pas sa phrase. Il ouvre grand les yeux, reste un instant immobile puis s’écroule en avant.